Vous connaissez ce collègue qui arrive toujours en retard aux réunions et qui a systématiquement une excuse imparable ? « Le métro était bondé », « J’ai dû finir un dossier urgent », « Le client m’a retenu »… Ou ce manager qui vient de refuser une promotion et qui vous explique pendant vingt minutes qu’en fait, il ne la voulait pas vraiment car « c’est mieux pour l’équilibre vie pro-vie perso » ? Félicitations, vous venez de rencontrer la rationalisation, ce mécanisme de défense qui transforme notre cerveau en avocat de la défense personnel, disponible 24h/24.
La rationalisation, c’est un peu comme si on avait un spin doctor dans la tête qui réécrit l’histoire en temps réel pour nous faire passer pour des héros… ou au moins pour des gens normaux. Contrairement à l’isolation qui coupe nos émotions ou à la projection qui balance nos défauts sur les autres, la rationalisation nous offre des explications logiques et acceptables pour justifier l’injustifiable.
La rationalisation : l’art de se raconter des histoires (crédibles)
Un mécanisme vieux comme le monde professionnel
C’est Ernest Jones, psychanalyste britannique, qui introduit le terme « rationalisation » en 1908, le définissant comme « l’invention d’une raison pour une attitude ou une action dont le motif n’est pas reconnu ». Freud s’en empare immédiatement pour expliquer comment ses patients justifiaient leurs symptômes névrotiques.
Mais c’est dans le monde du travail moderne que la rationalisation a trouvé son terrain de jeu favori. Pensez-y : combien de fois par jour devons-nous justifier nos actions, nos décisions, nos erreurs ? Le bureau est devenu le théâtre parfait pour ce mécanisme de défense sophistiqué.
J’ai travaillé avec un directeur commercial qui avait raté un énorme contrat. Sa version ? « De toute façon, ce client n’était pas aligné avec notre stratégie long terme. On a évité une catastrophe. » La réalité ? Il avait complètement foiré la négociation en arrivant mal préparé. Mais reconnaître ça ? Jamais. Son cerveau avait déjà réécrit le script.
Comment fonctionne cette usine à excuses ?
La rationalisation opère en deux temps. D’abord, on agit (souvent sous l’impulsion de nos émotions ou de nos désirs). Ensuite, notre cerveau construit a posteriori une explication logique et socialement acceptable. C’est du rétro-engineering émotionnel.
Prenons Sophie, chef de projet. Elle a explosé en réunion contre un stagiaire qui avait fait une erreur mineure. Plutôt que d’admettre qu’elle était stressée par ses problèmes personnels, elle rationalise : « Il fallait qu’il comprenne l’importance de la rigueur dans notre métier. C’était pédagogique. » Voilà comment on transforme une perte de contrôle en acte éducatif.
Le plus fascinant ? On y croit vraiment. Ce n’est pas du mensonge conscient – c’est notre cerveau qui réarrange la réalité pour protéger notre image de nous-mêmes. Un peu comme ces filtres Instagram, mais pour notre conscience professionnelle.
Les grandes techniques de rationalisation au bureau
Le « sour grapes » ou la technique du renard
Vous vous souvenez de la fable d’Ésope où le renard ne peut pas atteindre les raisins et déclare qu’ils sont trop verts ? C’est le classique du genre en entreprise.
Marc postule pour devenir manager. Il n’est pas retenu. Réaction immédiate : « De toute façon, manager c’est que des emmerdes. Je préfère rester dans l’opérationnel, c’est là qu’on fait du vrai travail. » Les raisins étaient-ils vraiment trop verts ou Marc protège-t-il son ego meurtri ?
Cette technique est particulièrement populaire après les échecs : « Ce projet n’était pas si important », « Cette entreprise avait une culture toxique de toute façon », « Je n’aurais pas eu le temps avec mes autres priorités »…
Le « sweet lemons » ou l’art de positiver l’inacceptable
L’inverse du sour grapes : on transforme une situation subie en choix délibéré. C’est l’optimisation de la déception.
Julie s’est fait virer de son poste. Plutôt que d’affronter l’échec, elle rationalise : « C’est la meilleure chose qui pouvait m’arriver ! Ça me donne l’opportunité de me réorienter. » Peut-être que oui… ou peut-être que c’est juste plus facile à digérer comme ça.
J’ai vu des collègues transformer des open spaces bruyants en « espaces de créativité collective », des salaires médiocres en « opportunités d’apprentissage », des managers toxiques en « challenges formateurs ». Le cerveau humain est vraiment créatif quand il s’agit de transformer la merde en or.
La minimisation : « C’est pas si grave »
Technique redoutable pour éviter de prendre ses responsabilités. On réduit l’importance de nos erreurs ou de nos comportements problématiques.
« Ok, j’ai peut-être été un peu direct dans mon mail » (alors qu’on a été carrément agressif) « Le projet a juste pris un peu de retard » (trois mois de retard) « Il y a eu quelques tensions dans l’équipe » (deux démissions en un mois)
Cette minimisation permet de reconnaître partiellement le problème (donc on n’est pas dans le déni total) tout en évitant d’en assumer pleinement les conséquences.
Les domaines champions de la rationalisation
Les décisions managériales douteuses
Le management est le paradis de la rationalisation. Combien de décisions absurdes sont justifiées par des arguments pseudo-rationnels ?
Un DRH que je connais a licencié 30% des effectifs en pleine période de croissance. Sa rationalisation ? « On optimise les ressources pour être plus agiles. » La vraie raison ? Il voulait impressionner les actionnaires avec une réduction des coûts. Mais dire ça, c’est admettre qu’on sacrifie des humains pour des chiffres.
Les réorganisations permanentes, les changements de stratégie tous les six mois, les projets abandonnés… Tout ça est rationalisé avec un jargon managérial qui masque souvent l’incompétence ou l’indécision : « pivot stratégique », « réalignement organisationnel », « priorisation des initiatives à fort impact »…
L’éthique professionnelle élastique
C’est là que la rationalisation devient vraiment problématique. On justifie des comportements éthiquement discutables avec des arguments qui semblent logiques.
« Tout le monde le fait dans le secteur » (pour justifier des pratiques douteuses) « C’est pour le bien de l’entreprise » (en mentant à un client) « Si je ne le fais pas, quelqu’un d’autre le fera » (en acceptant un pot-de-vin) « C’est le jeu du business » (en écrasant un concurrent de manière déloyale)
J’ai connu un commercial qui gonflait systématiquement ses notes de frais. Sa rationalisation ? « Vu tout ce que je rapporte à la boîte, c’est une compensation légitime pour mes heures sup non payées. » Le problème avec ce genre de rationalisation, c’est qu’elle peut mener à des comportements de plus en plus graves.
Les relations professionnelles toxiques
La rationalisation nous permet de rester dans des situations professionnelles malsaines en leur trouvant des justifications.
« Mon manager est exigeant, ça me fait progresser » (alors qu’il est clairement harcelant) « Cette ambiance compétitive nous pousse à nous dépasser » (dans un environnement toxique) « Les conflits font partie de la vie d’équipe » (quand c’est la guerre tous les jours)
Une cliente que j’ai accompagnée restait dans une boîte où elle était maltraitée. Ses rationalisations étaient infinies : « C’est formateur », « Ça forge le caractère », « Dans deux ans, j’aurai une super ligne sur mon CV »… Il lui a fallu un burn-out pour réaliser qu’elle se racontait des histoires.
Les dangers de la rationalisation excessive
L’aveuglement progressif
À force de rationaliser, on perd contact avec la réalité. C’est comme ces entreprises qui rationalisent leurs mauvais résultats trimestre après trimestre : « C’est la conjoncture », « C’est le marché », « C’est la concurrence déloyale »… jusqu’au jour où elles se crashent parce qu’elles n’ont jamais vraiment regardé leurs vrais problèmes en face.
J’ai vu des startups brûler des millions en rationalisant chaque échec. « On pivote », « On apprend », « On itère »… Parfois, il faut juste admettre que l’idée était pourrie dès le départ.
Le blocage du développement personnel
Comment progresser si on ne reconnaît jamais ses vraies erreurs ? La rationalisation est l’ennemie du feedback honnête et de l’amélioration continue.
Thomas, développeur senior, rationalisait systématiquement ses bugs : « C’est un edge case », « Le cahier des charges n’était pas clair », « L’architecture legacy est pourrie »… Résultat ? Après cinq ans, il fait toujours les mêmes erreurs. Ses collègues ont progressé, lui stagne, emprisonné dans ses justifications.
La destruction des relations professionnelles
Personne n’aime travailler avec quelqu’un qui a toujours une excuse. La rationalisation chronique érode la confiance et la crédibilité.
Marie ne reconnaît jamais ses torts. Toujours une explication, une justification, une rationalisation. Ses collègues ont arrêté de lui faire des retours. À quoi bon ? Elle va trouver une excuse. Maintenant, elle se demande pourquoi elle est mise à l’écart. Sa rationalisation ? « Ils sont jaloux de mes compétences. »
Comment repérer la rationalisation (chez soi et chez les autres)
Les signaux d’alerte
Certaines phrases sont des red flags de la rationalisation :
- « De toute façon… » (minimisation classique)
- « C’est pas si grave que ça » (négation de l’impact)
- « Tout le monde fait pareil » (normalisation du problème)
- « J’avais pas le choix » (déresponsabilisation)
- « C’est mieux comme ça » (transformation positive forcée)
Quand vous entendez ces phrases (ou que vous les prononcez), c’est souvent le signe qu’une rationalisation est en cours.
Le test de cohérence
Vos explications tiennent-elles la route face à un observateur externe ? C’est le test ultime. Si vous devez faire des contorsions mentales pour justifier quelque chose, c’est probablement de la rationalisation.
J’utilise la technique du « meilleur ami » : si mon meilleur ami me racontait cette histoire avec ces justifications, qu’est-ce que je penserais vraiment ? Souvent, ça remet les pendules à l’heure.
Sortir du piège de la rationalisation
Accepter l’inconfort de la vérité
La première étape, c’est d’accepter que parfois, on merde. Point. Pas de « mais », pas de « parce que », juste : j’ai fait une erreur. C’est inconfortable, ça pique l’ego, mais c’est libérateur.
J’ai appris ça à mes dépens. Pendant des années, j’ai rationalisé mon incapacité à déléguer : « Personne ne fait aussi bien que moi », « C’est plus rapide de le faire moi-même »… Jusqu’au jour où j’ai accepté la vérité : j’étais un control freak anxieux. Pas glorieux, mais au moins, j’ai pu travailler dessus.
Le feedback externe comme antidote
Entourez-vous de gens qui osent vous dire quand vous vous racontez des histoires. Un collègue de confiance, un mentor, un coach… quelqu’un qui peut vous dire : « Là, tu rationalises. »
Dans mon équipe actuelle, on a instauré les « reality checks » : des moments où on peut se challenger mutuellement sur nos justifications. « Tu es sûr que c’est vraiment pour ça que tu as pris cette décision ? » C’est parfois tendu, mais ça évite de partir dans des délires de rationalisation collective.
La pratique de l’honnêteté radicale (avec bienveillance)
Essayez, pendant une semaine, de ne donner aucune excuse. Quand vous êtes en retard : « Je suis en retard, désolé. » Point. Quand vous ratez quelque chose : « J’ai raté, je vais corriger. » C’est tout.
C’est terrifiant au début. On a l’impression d’être nu, vulnérable. Mais bizarrement, les gens respectent plus l’honnêteté que les justifications alambiquées. Et surtout, ça nous force à vraiment regarder nos comportements au lieu de les maquiller.
La rationalisation constructive : quand c’est utile
Protection temporaire en période de crise
Parfois, la rationalisation nous aide à survivre psychologiquement. Après un licenciement brutal, se dire « c’est une opportunité » peut nous aider à tenir le coup le temps de rebondir.
L’important, c’est que ce soit temporaire. Une béquille psychologique, pas une prothèse permanente. Une fois la tempête passée, il faut pouvoir regarder la réalité en face.
Maintenir la motivation dans l’adversité
Dans des projets difficiles, un peu de rationalisation peut maintenir le moral des troupes. « On apprend beaucoup » quand on galère, ça peut aider à continuer.
Mais attention à la limite : quand la rationalisation empêche de voir qu’il faut pivoter ou abandonner, elle devient dangereuse. C’est la différence entre « on traverse une phase difficile mais nécessaire » et « tout va bien, on contrôle la situation » quand le bateau coule.
Créer une culture d’entreprise anti-rationalisation
Valoriser l’échec assumé
Les entreprises qui progressent sont celles où on peut dire : « J’ai merdé, voilà ce que j’ai appris, voilà comment je vais faire différemment. » Sans justification, sans rationalisation, juste les faits.
Chez Pixar, ils ont les « post-mortems » où ils dissèquent les échecs sans complaisance. Pas de « oui mais », juste : qu’est-ce qui n’a pas marché et pourquoi. C’est brutal mais efficace.
Les « 5 pourquoi » contre la rationalisation
Cette technique venue de Toyota force à creuser au-delà des justifications de surface. Pourquoi ce projet a-t-il échoué ? Parce que le client a changé d’avis. Pourquoi ? Parce qu’on n’avait pas bien compris ses besoins. Pourquoi ? Parce qu’on n’a pas assez creusé en phase de découverte. Pourquoi ? Parce qu’on était pressés par le planning. Pourquoi ? Parce qu’on a mal estimé le temps nécessaire.
À chaque « pourquoi », on pèle une couche de rationalisation pour arriver à la vraie cause racine.
Conclusion : assumer pour avancer
La rationalisation, c’est le doudou psychologique du monde professionnel. Ça nous réconforte, ça nous protège, mais ça nous empêche aussi de grandir. Comme la projection qui nous fait accuser les autres ou l’isolation qui nous coupe de nos émotions, c’est un mécanisme de défense qui a son utilité… jusqu’à ce qu’il devienne une prison.
La prochaine fois que vous vous entendez commencer une phrase par « De toute façon… » ou « C’est pas si grave… », prenez une seconde. Demandez-vous : est-ce que j’explique ou est-ce que je me justifie ? Est-ce que j’assume ou est-ce que je rationalise ?
Parce qu’au final, reconnaître qu’on a foiré sans chercher d’excuse, c’est paradoxalement ce qui nous rend plus crédibles et plus humains aux yeux de nos collègues. Et puis entre nous, c’est quand même moins fatiguant que de maintenir tout un château de cartes de justifications, non ?
Alors, prêts à arrêter de vous raconter des histoires ?